Prix des terres agricoles, agrivoltaïque, biométhanisation, éoliennes, accès à la terre : pourquoi écrire ces mots côte à côte ?
À première vue, les liens entre ces différents sujets ne sautent pas aux yeux. Et pourtant, la production d’énergie a aujourd’hui des conséquences sur nos terres agricoles et notamment sur leur prix et sur leur capacité à continuer d’assurer leur rôle premier : nous nourrir.
Depuis plusieurs mois maintenant, et bien avant que l’on parle de "crise énergétique", Terre-en-vue alerte sur les dérives du secteur énergétique (aussi vert et renouvelable soit-il) vis à vis des terres agricoles, dont l’accès est rendu de plus en plus compliqué dans un contexte de hausse des prix et d’accaparement de terres à des fins non-nourricières.
Le 3 juillet dernier, lors des Estivales des Initiatives citoyennes à Tintigny, nous mettions le sujet sur la table, et invitions à la discussion deux coopératives éoliennes et un agriculteur gestionnaire d’une unité de biométhanisation. En 2022, Terre-en-vue fête ses 10 ans et il nous tenait à cœur de mettre cette thématique "à l’honneur" et sensibiliser les citoyens aux enjeux qui impactent les terres agricoles en Wallonie.
Dans un contexte de non-régulation du marché foncier agricole et de spéculation par des investisseurs (citoyens ou industriels), Terre-en-vue décrypte le paysage et tente de comprendre tous les enjeux qui font flamber le prix des terres. La production d’énergie en est un.
Déjà en 2021, notre mouvement s’est positionné contre l’installation d’unités agri-photovoltaïques (ou agriPV). Cette innovation consiste à coupler production d’électricité via des panneaux solaires à l’agriculture. L’exemple classique relayé jusqu’à présent est celui de l’élevage ovin conduit dans un champ de panneaux photovoltaïques placés à une hauteur permettant le pâturage sous les panneaux.
Très concrètement, les investisseurs en agriPV proposent aux propriétaires des sommes attractives pour louer sur la durée leurs terres agricoles - sommes bien plus intéressantes que ce qu’ils pourraient espérer gagner via un usage purement agricole des terres. Ce phénomène est ce qu’on appel "agriculture de rente". Il pousse les propriétaires à conserver entre leurs mains des terres devenues d’un coup beaucoup plus rentables - empêchant ainsi la transmission vers la génération suivante. Et lorsque vient l’opportunité ou la nécessité de vendre, les terres accueillant ce genre d’installations industrielles, en très grosse partie dépourvues de leur rôle nourricier, se vendent bien plus cher que des simples terres agricoles.
Nous observons un phénomène similaire dans le secteur de la production de "biogaz", issu d’unités de biométhanisation. Celles-ci sont habituellement alimentées avec des déchets verts, des effluents d’élevage, des résidus de cultures, des déchets alimentaires... mais aussi avec des cultures cultivées expressément pour alimenter les unités (très majoritairement du maïs, cultivé de manière conventionnelle à l’aide d’engrais de synthèse et de pesticides). C’est ainsi que de nombreux hectares de terres agricoles sont destinés - moyennant contrats annuels financièrement plus intéressants que pour la production alimentaire - à la production de maïs et in fine de gaz. Eric Jonkeau, de la Ferme de la Préai à Houffalize, était présent à Tintigny et nous a fait part de sa propre expérience : une installation de biométhanisation qui fonctionne uniquement grâce à ses effluents d’élevage. Un modèle qui valorise un "déchet", dès lors bien plus logique que certaines installations industrielles dépendantes de cultures dédiées.
Egalement source de pré-occupations chez les agriculteurs : les éoliennes. Bien que beaucoup moins gourmandes en surface au sol, et donc moins pré-occupantes au niveau de l’accaparement des terres à des fins non-nourricières, elles peuvent aussi contribuer à la hausse des prix du foncier. Les propriétaires hébergeant les éoliennes (souvent moyennant un contrat sur 20 ans) perçoivent de belles sommes annuellement - plusieurs milliers d’euros au dessus de ce qu’ils pouvaient espérer lorsque les terres étaient uniquement destinées à l’agriculture. Les espaces pouvant accueillir des parcs éoliens étant relativement rares, les propriétaires sont en position de force pour fixer un loyer élevé... et les terrains identifiés comme potentiel site éolien sont également convoités par des investisseurs.
Notre pays compte de nombreuses initiatives de coopératives citoyennes (co-)propriétaires d’éoliennes. Celles présentes à nos côtes en juillet, Vents du Sud et Lucéole, ont pu témoigner de l’attention qu’elles portent sur l’impact de leurs projets sur le monde rural (en terme de nuisances pour les agriculteurs installés sur les terrains des éoliennes et les voisins), sur le marché foncier et sur la biodiversité (notamment vis à vis de l’avifaune). Elles évoluent dans un réseau compliqué, garni de nombreux acteurs spéculatifs, mais bénéficient d’un large soutien citoyen et d’une gouvernance très transparente vis à vis de leurs "actionnaires" (les citoyens !). Elles représentent, comme Terre-en-vue, des alternatives au modèle dominant et défendent un modèle où peuvent cohabiter les acteurs de la souveraineté et la sécurité alimentaire et énergétique - tous deux enjeux cruciaux de notre époque.
Nous sommes encore loin d’avoir creusé tous les liens entre agriculture et énergie, et notre plaidoyer se construit au fur et à mesure de nos rencontres et des échos du terrain que nous transmettent nos coopérateurs et agriculteurs. Les moments de rencontre entre citoyens et associations, telles que les Estivales de cet été, sont des lieux précieux d’échange entre acteurs de terrain et consommateurs avertis - ensemble ils font bouger les lignes !